Des mots pour les lire.
Humeur
(mai 2010) - Jean-Claude Ponçon


     
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Plusieurs de mes amis me reprochent de faire dans le bénévolat, dans le dévouement associatif ou pas, de jouer la bigote dévouée à dieu et à ses saints…

Moi, c’est l’écrit, la lecture, le livre ma religion… Alors pourquoi pas ?

En Basse Chaldée, nos ancêtres nomades se sédentarisèrent il y a quelque 6000 ans avant J.C. Pour remplacer la cueillette, la chasse et faire vivre leurs cités états, Vruk, Our, Lagash, ils furent contraints d’instaurer les règles d’une vie en société et de s’astreindre à une gestion rigoureuse : manger, boire, impliquait de vendre, d’acheter, de fabriquer, de construire.

Pour éviter les malentendus de la relation verbale et garder la mémoire de leurs relations commerciales, ils dessinèrent sur des tablettes de terre cuite, les pictogrammes représentant sous forme stylisée, bêtes à cornes, esclaves, récoltes, commerçants, artisans, contrats de vente etc… inscrits à l’aide d’un stylet de roseau sur une galette d’argile mou, séchée ensuite au soleil ou dans un four…

Ainsi chez les sumériens, un millénaire après l’autre, de pictogrammes en idéogrammes, le pouvoir religieux pour l’essentiel fit office de guide spirituel, mais aussi de notaire, d’expert  comptable et de professeur (on a retrouvé des tablettes où le maître inscrivait le modèle d’un côté et l’élève le copiait sur l’autre face).

À l’époque Néo-Assyrienne, 7 siècles avant Jésus-Christ, apparut l’ancêtre de notre alphabet grâce à une astuce extraordinaire et simple. Il avait suffi de traduire les pictogrammes sous forme de rébus phonétiques. C’est ainsi que de nos jours, nous aurions exprimé le mot « carnet » par le dessin d’un car et d’un nez !

Un perfectionnement après l’autre, cet alphabet complexe se simplifia rendant sa lecture et son utilisation plus facile.

La transmission du savoir, scientifique, philosophique, politique, resta jusqu’à nos jours l’apanage d’une élite : savoir écrire, lire et comprendre assura à une Nomenklatura une forme de pouvoir considérable, presque exorbitant, mais cette supériorité permit quand même tous les développements que nous connaissons aujourd’hui.

L’écriture reste la seule forme de transmission de la pensée capable de se décrire elle-même (la musique ne le peut pas).

On peut considérer que la seconde moitié du vingtième siècle a donné au monde, grâce à la lecture, l’accès à toutes les formes de savoir, donc l’accès à la liberté intellectuelle.

Depuis une vingtaine d’années, j’ai vu cette liberté, ce pouvoir donné au plus grand nombre, se corroder, se pervertir. Ma vie professionnelle m’avait amené, dans les années 80 et 90, à enseigner l’art difficile de la synthèse à des jeunes gens de niveau bac +. Je me suis alors aperçu avec étonnement que la moitié d’entre eux ne savaient pas lire. Je précise, ne savaient pas lire couramment et comprendre, ils ânonnaient ou presque un pénible mot à mot. Dans ces conditions, passer une épreuve de synthèse de 4 ou 5 heures, véritable création issue de textes quelquefois complexes, équivalait à trouver une solution à la quadrature du cercle ! Ce constat m’a amené à observer de plus près ce phénomène d’appauvrissement culturel. J’ai depuis eu l’occasion d’intervenir dans des classes, allant du CM1 à la première, pour y parler le plus souvent du métier d’écrivain, du livre ou des différentes formes littéraires. J’y ai constaté la même paupérisation de l’orthographe et du vocabulaire. Mieux encore, il m’est arrivé lors de séances de dédicaces que le « client » me demande de lui rédiger le chèque qu’il devait pour ce livre qui lui était dédié. Je me demande souvent si tous mes lecteurs savent lire !

D’ailleurs est-ce nécessaire de savoir lire, de savoir écrire au milieu de cette folie de communication, dans cette succession de virtuels, dans ce monde de claviers, d’orthographe pré-mâché, de solutions sans problèmes, de problèmes sans solutions, prétextes à des successions automatiques d’images inutiles ?

Pourquoi lire ? Pourquoi même savoir lire ?  puisque la parole suffit à tout expliquer, Dieu se fait animateur, l’apparence source de toutes les vérités, l’oreille et l’œil enregistrent l’information pour un court passage en direction du cerveau, le titre suivant l’efface, nous nous nourrissons d’écrans[1], nous absorbons avec gloutonnerie la fuite des images et leurs cortèges d’illusoires connaissances.

Pourquoi lire ? Peut-être dans l’immédiat pour déchiffrer les termes d’un contrat ? d’un règlement ? du mode d’emploi d’un médicament, d’un appareil inconnu ? mais écrire à quoi bon ? à qui ? pourquoi ? J’oubliais le clavier sur lequel on fait une réponse elliptique à une question elliptique, mais je retarde.

On peut penser, avec l’aide du temps !, à un retour au « calames[2] » des sumériens, aux pictogrammes !

Pour faire court, supposons une formidable panne d’électricité, une panne mondiale demain ou après demain. Le monde se divisera alors en deux, ceux qui savent écrire et les crétins. Ceux qui écriront le contrat et qui diront, voulez-vous signer ici, monsieur, et ceux qui se feront sodomiser. Il y  aura comme en Basse Chaldée, il y a 7000 ans, les prêtres porteurs du savoir, mais ces prêtres nouveaux seront ceux d’un despotisme mercantile, du pouvoir du plus petit nombre, sur le plus grand nombre, de l’apparition d’idoles nouvelles…

Mais au fait, qu’est-ce que ça changera ?

[1] Ecran : quel joli mot, dont l’autre signification est « appareil qui empêche de voir ! »
[2] Calames : Stylets qui servaient à imprimer dans l’argile le pictogramme

 

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